CHAPITRE V

— Écartez-vous ! Écartez-vous !

Deux torchères suspendues de chaque côté de la porte basse jetaient des lueurs mouvantes sur les miliciens de faction au bout du couloir. Leurs yeux exorbités, leurs traits figés et leurs mains crispées sur les hampes de leurs tridents trahissaient leur désarroi. Jusqu’alors, ils avaient eu affaire à des lépreux craintifs, respectueux, écrasés par la solennité de l’endroit, et ils se trouvaient tout à coup face au séraphin Michalain, l’un de leurs cinq chefs suprêmes, à demi étranglé par un grand gaillard aux cheveux noirs et bouclés. Les accompagnaient une femme – très belle, n’étaient-ce les lépromes qui lui ravageaient les joues et le cou – et un enfant d’une dizaine d’années au visage de vieillard.

Les miliciens avaient perçu des ordres lointains, des coups de gueule qui avaient déchiré le silence profond du dôme, mais la bifurcation et l’étranglement du couloir les avaient empêchés d’évaluer la gravité de la situation. Ils avaient présumé que des adorateurs du fer s’étaient glissés parmi les candidats à la consultation et avaient provoqué une bataille rangée dans la cour intérieure du bâtiment.

Le grand gaillard, au physique peu commun, braquait un objet mystérieux sur la tempe du séraphin.

— Ouvrez la porte du bassin et écartez-vous !

Au regard noir que lança le haut responsable du clergé à ses hommes, ils comprirent qu’ils avaient intérêt à s’exécuter s’ils ne voulaient pas achever prématurément leur existence sur l’aiguille effilée d’un pal. Tandis que les autres se reculaient dans la pénombre des couloirs latéraux, l’un poussa du pied la porte basse qui grinça un long moment sur ses énormes gonds de pierre.

— Maintenant que vous êtes parvenu à… à vos fins, sire, relâchez-moi.

— Je te convie à la consultation, répliqua Le Vioter. Au cas où les miliciens auraient la malencontreuse idée de nous suivre dans le bassin.

Il enfonça le genou dans les reins du séraphin et le poussa sans ménagements vers l’entrée du bassin. Ils durent se baisser pour passer sous la voussure de la porte, que Mangrelle, plus morte que vive, eut le réflexe instinctif de refermer derrière elle.

Une dizaine de torchères disposées en cercle éclairaient une immense salle nue. Au loin, sur le mur du fond, se découpait la bouche arrondie et sombre d’une galerie. Ils parcoururent un espace dallé d’une cinquantaine de mètres de longueur pour accéder au bassin proprement dit, une fosse creusée au centre de la salle, ceinte d’un muret de vieilles pierres, au centre de laquelle se dressait un étroit promontoire rocheux.

Une lueur ténue, fixe, contrairement aux flammes ondulantes des torchères, effleurait les reliefs du rocher. Yvain se faufila par l’une des quatre ouvertures du muret et dévala les marches usées qui menaient au fond de l’excavation.

— La pythonisse ! s’écria-t-il.

Il tomba à genoux sur le sol de terre battue et, les larmes aux yeux, contempla la silhouette floue qui se tenait au pied du promontoire, à l’intérieur d’un halo de lumière blanche. Saisi par l’atmosphère légère, impalpable, du bassin, il lui semblait tout à coup basculer dans un autre espace-temps, pénétrer dans une bulle d’éternité. Il était arrivé au terme de son voyage.

Mangrelle, Le Vioter et le séraphin descendirent à leur tour dans la fosse, s’immobilisèrent derrière Yvain et observèrent la pythonisse. C’était, pour autant qu’ils pouvaient en juger, une femme jeune, d’une beauté surnaturelle. Ses longs cheveux noirs s’écoulaient en torrents scintillants sur ses épaules et sa poitrine. Ses yeux diamantins, dépourvus d’iris, lui mangeaient le tiers du visage. Une tristesse infinie imprégnait ses traits à l’incomparable finesse. À chacun de ses mouvements, les traînes des voilages translucides et superposés dont elle était revêtue dessinaient des arabesques entrelacées et fugaces. Elle ne paraissait pas faite de chair et d’os, mais d’émulsions à la fois intenses et nébuleuses, un peu comme une image holographique surexposée.

Elle se rapprocha de la paroi extérieure de sa prison de lumière et fixa tour à tour les visiteurs. Puis ses yeux étincelants revinrent se poser avec insistance sur Le Vioter (c’était, davantage qu’une certitude visuelle, une sensation, une douce chaleur qui lui léchait le front). Il fut alors traversé par la fugitive impression de la connaître. Elle surgissait brusquement d’une zone inconsciente, inaccessible, de son esprit.

— Cessez donc de m’étrangler, sire ! gémit le séraphin. Nous pouvons sortir, maintenant que vous l’avez vue. Elle est sourde et muette. Vous n’en tirerez rien de plus.

— Tu commets une erreur, séraphin…

Ils se demandèrent d’où avait jailli cette voix, ce chuchotement à peine audible et pourtant d’une inégalable clarté, cette communication autant télépathique que verbale qui semblait provenir des profondeurs de l’espace et du temps.

Ébahi, le séraphin leva des yeux craintifs sur la pythonisse dont les lèvres pâles remuèrent à nouveau. Le murmure musical leur parvint avec quelques secondes de décalage, de la même manière qu’une transmission holo effectuée à des secondes-lumière de distance.

— Des océans de temps nous séparent, séraphin, mais je t’entends aussi nettement que tu m’entends. Les jours sont venus de l’achèvement du règne néopur. Car m’apparaît enfin celui que j’attends depuis plus de trente de vos siècles, Le Vioter, l’archange de la rédemption, l’homme qui incarne l’avenir des humanités des étoiles.

Un feu dévorant embrasa le corps de Mangrelle, incendia tous les doutes, tous les remords qui l’avaient assaillie quelques minutes plus tôt. Son intuition ne l’avait pas trompée : elle, la lépreuse de Kélonia, avait été l’indispensable lien entre l’archange de la rédemption et la visiteuse du Temps. En cet instant, la malédiction de son existence s’effaçait comme par enchantement.

— Je n’étais pas certaine que tu passerais un jour sur Kélonia, archange Le Vioter, reprit la pythonisse. C’était seulement l’un de tes futurs possibles. Maintenant que je te contemple dans le bassin du Temps, je sais que j’ai fait le bon choix.

— Quel choix ? maugréa Le Vioter.

Les paroles sibyllines de la visiteuse du Temps, si elles confirmaient les affirmations de Mangrelle, ne l’éclairaient guère sur le rôle qu’il était censé jouer sur ce monde abandonné des hommes et des dieux. On le présentait comme le personnage principal d’une pièce dont il ne connaissait ni les tenants ni les aboutissants. Il avait la sensation d’être le jouet d’une manipulation, un pion candide manœuvré par des forces mystérieuses. Son bras se resserra machinalement autour du cou du séraphin.

— Le choix de la vie, répondit la pythonisse. Nous, les envoyés du réseau-Temps, ne sommes pas gouvernés par les lois de linéarité, de chronologie. Nous déambulons d’un temps à l’autre, passé, présent, futur, aussi facilement que vous passez d’une pièce à l’autre de vos demeures. Les humains des mondes recensés ne sont pas conscients des conséquences ultérieures de leurs pensées et de leurs actes. Le futur n’est pas figé : il se modifie en fonction de l’évolution humaine. Nous, membres du réseau-Temps, avons la charge de surveiller les fluctuations des avenirs possibles.

— Quel rapport avec moi ? coupa impatiemment Le Vioter.

Toujours agenouillé au pied de la bulle de lumière, Yvain éprouvait un sentiment beaucoup plus profond que le simple émerveillement d’un enfant devant un phénomène surnaturel. Il rentrait chez lui, il réparait enfin l’erreur qui lui avait valu de naître et de vivre sur Kélonia. Par-dessus son épaule, il jeta un bref coup d’œil à dame Mangrelle. Bien qu’elle eût une tendance marquée à délaisser ses enfants pour s’occuper des hommes qui passaient dans sa vie, elle avait été une bonne mère, meilleure en tout cas que la plupart des matrones acariâtres qui terrorisaient ses amis du village de Palandare. Ni la maladie ni la pauvreté n’étaient parvenues à émousser l’affection qu’il lui portait, et pourtant, si la possibilité s’en présentait, il la quitterait sans la moindre hésitation.

— Le futur probable des humanités est sombre, archange Le Vioter, dit la pythonisse. Déjà se manifestent les signes avant-coureurs de l’anéantissement des hommes. J’ai vu s’égrener le temps pendant trente siècles, j’ai vu se rapprocher le futur. La guerre des âmes engendrera une souffrance dont nul ne peut avoir idée. C’est à l’essence même des humains que s’attaqueront leurs adversaires, les êtres issus des trous noirs… Les Garloups.

Poussant le séraphin devant lui, Le Vioter contourna Yvain et s’approcha du halo de lumière. Il s’efforça de soutenir le regard de la pythonisse, mais l’intolérable éclat des yeux de la visiteuse du Temps l’en empêcha.

— Vous connaissez les Garloups ?

— Ceux que tu as rencontrés, les émissaires du Cartel de Déviel, sont des modèles de patience et de douceur en comparaison de ceux qui attendent, tapis dans le non-univers, que s’ouvrent les portes célestes. Et c’est toi, archange Le Vioter, qui as été choisi pour leur remettre le Mentral, la formule qui ouvre des brèches dans l’espace. Ils l’invoqueront, jailliront par milliards des trous noirs, déferleront sur les mondes recensés, ivres de vengeance, ivres de carnage. Je vois en toi le passé, je vois les corps de tes parents, de tes amis, étendus sur le carrelage des maisons ou sur les pierres des rues, je vois le visage de celle qu’ils ont enlevée, la féelle Saphyr dont le chant extatique apaise les blessures de l’âme. Les Garloups ignorent la notion de pitié.

— D’où viennent-ils ?

Des bruits confus de pas et de voix transperçaient la porte de bois et les murs de pierre. Le dôme néopur résonnait maintenant d’une agitation fébrile, des claquements des semelles sur les dalles, des aboiements des officiers des Cohortes Angéliques.

— Il ne m’est pas permis de te révéler leur origine. Ce sera à toi de la découvrir. Sache cependant que les Garloups ne se comportent pas comme des adversaires ordinaires. Bien qu’engendrés par les humains, ils ne sont pas humains. Tu leur remettras la formule, le Mentral, pour qu’ils te restituent Saphyr, la féelle d’Antiter. Mais, selon un futur probable, ils ne respecteront pas les termes de leur contrat. Dès qu’ils seront en possession de la formule, ils tenteront de vous tuer, elle et toi.

Le Vioter demeura un long moment interdit. Sans même s’en rendre compte, il relâcha son étreinte, et le séraphin, à demi asphyxié, s’effondra en tournoyant à ses pieds. La pythonisse le reliait brusquement à son passé, abolissait les six années qui s’étaient écoulées entre son départ d’Antiter et son atterrissage en catastrophe sur Kélonia. Il lui semblait tout à coup découvrir les cadavres ensanglantés de ses parents, de ses frères et sœurs, de ses amis… Étreindre Saphyr, se désaltérer à la source de sa bouche, se nourrir de sa tiédeur, de son odeur… Il se trouvait dans plusieurs endroits à la fois, dans les rues de la cité de cristal d’Antiter, à l’intérieur d’une chambre baignée d’une lumière dorée, sur la grève de sable blanc de la mer Terrannée, dans le bassin du Temps d’Iskra. Les scènes du passé, du présent, du futur se confondaient, s’enchevêtraient, composaient une symphonie d’existences parallèles simultanées. Le Vioter ne côtoyait pas seulement une lépreuse de Kélonia, son fils et un haut responsable du clergé néopur, mais également son vieil instructeur d’Antiter, ses collègues agents du Jahad, les Ultimes du Chêne Vénérable, tous les hommes et les femmes, adversaires ou alliés, qui avaient traversé son existence. Il comprenait maintenant pourquoi il avait eu l’impression de reconnaître la pythonisse quelques minutes plus tôt : elle était inscrite depuis toujours dans sa destinée, comme Saphyr. Comme Mangrelle, comme tous ceux et celles qu’il avait été amené à aimer, à haïr, à secourir, à combattre, à tuer…

— Puisque tout est écrit, à quoi cela sert-il de nous rencontrer ? murmura-t-il d’une voix imprégnée de rage et de détresse. Je ne suis pas le porteur de l’avenir des humanités, mais de son malheur. Je ne suis pas un archange, mais un homme piégé par les démons.

Les lèvres nacrées de la visiteuse du Temps s’étirèrent en un sourire chaleureux avant de recommencer à s’agiter.

— Tu es le premier maillon d’une nouvelle chaîne d’évolution. Tu parles de malheur là où il conviendrait d’évoquer la notion de transformation. Les démons des trous noirs ne sont que des reflets de la conscience humaine, les fruits pervers des pensées déçues. Tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre, ils surgiront sur les mondes habités et accompliront la mission pour laquelle ils se sont de toute éternité préparés : anéantir les humanités. Le réseau-Temps considère comme une grande chance que l’avènement massif des Garloups repose sur tes seules épaules, archange Le Vioter. Imagine un instant que vous soyez des centaines à posséder le Mentral : les êtres des trous noirs ouvriraient d’innombrables brèches dans l’espace et nous ne pourrions ni provoquer ni contrôler leur invasion.

— Une fois qu’ils disposeront de la formule, rien ni personne ne pourra les arrêter.

— Détrompe-toi. Les humanités bénéficient du soutien du réseau-Temps. Nous sommes nous-mêmes d’anciens humains, ou plus exactement des humains qui disposaient d’une conformation cérébrale spécifique. Comme ce garçon…

Un cri de joie s’échappa de la gorge d’Yvain : il avait enfin retrouvé sa vraie famille. Il allait bientôt quitter Kélonia, repartir avec la pythonisse, se fondre à jamais dans les couloirs du Temps. Il ne souffrirait plus de la gravité étouffante de son monde natal qui déformait son petit corps trop tendre, qui le transformait en vieillard prématuré. Il se rendait compte qu’il était un inadapté planétaire, un être trop fluide, trop volatil pour demeurer confiné dans les limites astreignantes de la matière, de l’espace-temps. Il se releva et vint enlacer tendrement sa mère. Alarmée par ce geste, un geste inhabituel de la part de son fils, Mangrelle ressentit dans sa chair, dans son âme, la douleur de la séparation.

— Il n’entre pas dans les attributions du réseau-Temps d’empêcher l’irruption des Garloups, poursuivit la pythonisse, mais si nous conservons la maîtrise de la situation, nous aurons la possibilité d’atténuer les souffrances des humanités. On soigne plus facilement une maladie dont on a localisé l’origine. Nous assumerons cette tâche jusqu’au jour où quelqu’un se lèvera et rendra leur souveraineté aux hommes. La fille qui naîtra de ton union avec la féelle Saphyr.

— Ils ont probablement entendu parler de la prophétie, dit Le Vioter. Et, vous l’avez vous-même souligné, ils chercheront à nous tuer dès que je leur aurai remis le Mentral.

Un éclat de lumière accrocha le regard du séraphin recroquevillé sur le sol. Il tourna la tête en direction du hors-monde, vit que l’arme métallique pendait mollement au bout de son bras. Accaparé par sa conversation avec la pythonisse, l’archange Le Vioter – la réalité avait fini par rattraper la légende – ne prêtait plus aucune attention à son otage. Le tumulte s’était apaisé dans les couloirs du dôme. Les chérubins des Cohortes Angéliques craignaient qu’un assaut ne signe immédiatement la mort du responsable du culte néopur et ils avaient probablement tendu des nasses dans les galeries de dégagement ou dans les caves souterraines de retraitement des cadavres.

— Voilà pourquoi je t’attends depuis trente de tes siècles, archange Le Vioter. Voilà pourquoi le réseau-Temps a conçu les consultations quinquennales et la légende qui porte ton nom.

— Nos probabilités de rencontre étaient infimes : j’aurais pu passer sur Kélonia entre deux consultations, être refoulé à l’entrée du dôme. Et si dame Mangrelle ne m’avait pas invité à partager son dîner, je n’aurais jamais entendu parler de la légende.

— Le réseau-Temps ignorait la date exacte de ta venue, car l’ordre chronologique relève du libre arbitre des hommes, mais il savait que ton passage serait lié à une consultation.

— Et si j’avais atterri sur une autre planète que Kélonia ?

La visiteuse du temps libéra un rire musical.

— La question ne se pose plus : tu es sur Kélonia ! Mais, si cela peut te rassurer, plus de dix mille envoyés du réseau t’attendaient sur les mondes de tes autres futurs, probables, possibles ou simplement envisageables. Tous sont – étaient – chargés de te livrer le même message.

Mangrelle pressait convulsivement Yvain contre son ventre. Elle oscillait entre plusieurs sentiments, le déchirement que représentait le départ imminent et définitif de son dernier fils et le ravissement que lui procurait la vision de la pythonisse. La conversation entre l’archange et la visiteuse du Temps dépassait le plus souvent son entendement, mais elle comprenait que la trajectoire de cet homme surgi de l’espace ne s’achevait pas sur Kélonia. Il était bien davantage que le rédempteur angélique qu’attendait le petit peuple kélonien, il était l’être sur lequel reposait le sort de toutes les humanités, et elle tutoyait tout à coup des cimes vertigineuses, elle qui avait toujours rampé dans la boue d’une vie marquée par la mort et la maladie. Fascinée, elle ne s’aperçut pas que le séraphin se rapprochait, centimètre après centimètre, du bras armé de Rohel.

— Les armes traditionnelles, qu’elles soient de fer, de feu ou d’onde, sont totalement inopérantes sur les Garloups, reprit la pythonisse. Vois avec quelle facilité le Cartel de Déviel a exterminé ton peuple, le grand peuple d’Antiter, le peuple des origines.

— Ce qui signifie que je n’ai aucune chance de leur échapper après leur avoir remis le Mentral, aucune chance d’accomplir la prophétie des Grands Devins.

— Aucune dans l’état actuel des choses. Mais le réseau a consulté les archives intemporelles, mené un important travail de recherches et peut-être trouvé la solution : Lucifal.

Ce mot, qu’elle n’avait pourtant pas accentué, avait retenti comme un coup de cymbale. Des frémissements parcoururent l’échine et la nuque de Rohel.

— Lucifal, l’épée forgée par des dieux oubliés et trempée dans la lumière de la création, reprit-elle. L’épée qui servit à vaincre les démons primitifs, l’épée dérobée par la magicienne Cirphaë et férocement gardée par les exilés du Temps.

— Où ? cria Le Vioter.

Une flamme brûlante lui dévorait le corps et l’esprit, la chaleur intense de Lucifal se répandait dans ses veines, comme si l’épée de lumière faisait déjà partie de lui-même, comme si elle était le prolongement naturel de son cerveau et de son bras.

— Dans un monde qui n’appartient pas à l’univers matériel et dont la porte se situe sur le territoire de dame Ablaine, la chasseresse de la forêt du Passé. Des passages secrets existent sur toutes les planètes recensées, mais les humains en ont le plus souvent égaré les clefs.

— Ce n’est pas précis !

— Les membres du réseau-Temps n’ont pas accès à l’univers matériel : la gravité les tuerait en quelques secondes. Vois comment ce garçon – elle désigna Yvain –, un intemporel fourvoyé dans un corps, souffre de la compression de l’espace et du temps. Ses cellules se détériorent plus vite que les vôtres. Nous ne voyons donc pas l’envers du décor et nous ignorons sous quelle forme se présentent les portes intermédiaires. Fais confiance à ton intuition, à ta force intérieure, le plus fiable de tes guides.

— Mais dame Ablaine est une magicienne, une femme cruelle qu’aucun mortel n’est en mesure de vaincre, intervint Mangrelle.

La tête de la pythonisse pivota légèrement en direction de la Kélonienne.

— Ne te laisse pas abuser par tes croyances. Elle tire son immortalité des arbres guérisseurs et son invincibilité de sa horde de lupus noirs. Les arbres meurent après lui avoir fait don de leur énergie vitale et elle ne sait pas comment les féconder. Il n’en reste aujourd’hui qu’une poignée, c’est pourquoi elle les réserve à son seul usage.

Soufflées par d’imperceptibles courants d’air, les lueurs des torchères caressaient furtivement les pierres du muret, le sol de terre battue, les flancs grenus du promontoire rocheux.

— En admettant que je trouve ce passage… commença Le Vioter.

— Des envoyés du réseau t’attendront de l’autre côté, coupa la pythonisse. Ils te guideront jusqu’au monde de Cirphaë et des exilés du Temps.

— Pourquoi ne puis-je pas directement voyager par l’intermédiaire de votre réseau ?

— Parce que, à la différence de ce garçon, tu n’es pas doté d’une conformation cérébrale spécifique, archange Le Vioter. Tu serais incapable de supporter la montée brutale de l’énergie intemporelle. Tu requiers un temps d’adaptation. Ta physiologie évoluera progressivement dans le passage qui mène de la matière à l’intemporel, de la chronologie à l’achronie. Tu resteras toutefois soumis à des contraintes qui t’empêcheront d’utiliser toutes les ressources du réseau.

— Combien de mois, combien d’années cela me prendra-t-il ?

— Ne juge pas selon des critères de l’univers matériel. Une fois que tu seras à l’intérieur du réseau, tu échapperas aux lois de l’espace-temps. Non seulement tu ne t’éloigneras pas de la féelle Saphyr, mais tu t’en rapprocheras : lorsque tu auras arraché Lucifal des mains glacées de Cirphaë, le réseau te déposera au cœur de la Seizième Voie Galactica, sur la planète Déviel.

— Vous auriez pu la lui arracher vous-même !

— Les membres du réseau ne sont pas des guerriers, seulement des inspirateurs, des bornes indicatrices offertes par le Temps. Et puis Lucifal a été conçue pour les humains, archange Le Vioter, et elle ne servira qu’un humain.

— Elle est donc pourvue d’une âme ?

— D’une volonté, d’une intention… Elle représente le recours ultime face aux puissances ténébreuses. Avec elle, vous pourrez, Saphyr et toi, échapper aux Garloups de Déviel et accomplir la prophétie des Grands Devins d’Antiter.

— Quel rapport entre Lucifal et le mythe de l’archange rédempteur de Kélonia ?

La pythonisse se tourna une deuxième fois vers Mangrelle.

— Elle s’engouffrera dans le sillon que tu auras tracé, archange Le Vioter. Elle t’accompagnera et t’aidera à combattre dame Ablaine. Elle guidera les siens, les lépreux, vers les arbres guérisseurs dont elle assurera la pérennité. Un nouveau culte s’érigera sur son nom, renversera la confession néopure et neutralisera le bouclier antifer. Les routes stellaires se rouvriront et les malades accourront de tous les mondes de la Tortue… si tel est son désir, j’évoque seulement un futur possible.

Des larmes silencieuses s’écoulèrent des yeux de Mangrelle. Elle ne savait plus si elle pleurait de tristesse, de terreur ou de joie. Yvain l’étreignait de toutes ses forces. Oh non, elle n’avait pas été une mauvaise mère, mais une femme en proie aux doutes, aux peurs, aux instincts, une femme qui n’avait jamais pris conscience de ses immenses possibilités, et maintenant que la pythonisse révélait l’importance de son rôle, il en concevait une fierté enfantine qui atténuait la souffrance de la séparation.

— Ma mission s’achève maintenant, dit encore la pythonisse. Et avec elle les consultations quinquennales. Je ne réapparaîtrai plus dans le bassin du Temps. Tout est entre vos mains. Une dernière précision : les tunnels d’évacuation de ce dôme sont truffés de trappes et de fosses. Les séraphins laissaient mourir de faim et de soif les lépreux qui sortaient de la consultation, et récupéraient ultérieurement leurs squelettes. L’os est une matière première très lucrative sur Kélonia…

Le Vioter lança un coup d’œil furtif sur le séraphin allongé à ses pieds et qui, glacé d’effroi par les paroles de la pythonisse, s’était arrêté de ramper. Il n’était plus qu’à quelques centimètres de la main du hors-monde et ce dernier n’avait apparemment pas remarqué son manège.

— Pourquoi ne vous êtes-vous pas opposée à ce carnage ? fit Le Vioter d’un ton rogue.

— La moindre intervention de ma part aurait été sanctionnée par une suspension immédiate des consultations, répondit la visiteuse du Temps. Des milliers de malheureux sont morts dans les sous-sols de ce dôme, mais si les hauts responsables du culte néopur avaient empêché notre rencontre, des milliards et des milliards d’êtres humains auraient perdu leur âme.

Il hocha lentement la tête. Il était obligé d’admettre qu’elle avait raison sur ce point, mais le sacrifice des lépreux de Kélonia abandonnait un goût amer dans sa gorge.

— Connaissez-vous une autre issue ? demanda-t-il d’une voix sourde.

— Sortez de la même manière que vous êtes entrés. Les miliciens des Cohortes Angéliques n’interviendront pas tant que vous tiendrez le séraphin en joue. Ensuite, il vous restera dix jours de marche jusqu’à l’orée de la forêt du Passé.

— Les miliciens ont des chemalles. Ils n’auront aucun mal à nous rattraper.

— Votre armée vous protégera.

— Quelle armée ?

— Celle qui vous attend dans les rues d’Iskra. Je dois partir maintenant…

La pythonisse tendit le bras en direction d’Yvain.

— Je t’attends, Yvain. L’heure est venue pour toi de rejoindre le réseau.

Le petit Kélonien enfouit son visage sur la poitrine de sa mère, essuya d’un revers de manche les larmes qui roulaient sur ses joues, se détacha d’elle et se dirigea vers la bulle de lumière. Mangrelle n’esquissa aucun geste pour le retenir : bien qu’issu de son ventre, il ne lui avait jamais appartenu. Il était depuis toujours un être immatériel, un enfant de l’ailleurs. Elle ne le verrait plus, mais elle le saurait éternel, heureux et libre dans les méandres impalpables du temps.

Yvain se retourna pour envelopper Mangrelle d’un regard brûlant.

— Je reviendrai te voir, maman, murmura-t-il.

Il ne l’appelait pas souvent maman, peut-être parce qu’il était plus âgé qu’elle, qu’il se sentait relié à un sentiment d’éternité. Elle se recula de trois pas et s’adossa au muret du bassin pour ne pas défaillir.

Yvain pénétra sans hésiter dans la bulle de lumière et saisit la main tendue de la pythonisse. Il n’eut pas le temps d’adresser un ultime salut à sa mère. Une vague aveuglante illumina le bassin du Temps et se retira en abandonnant, comme uniques traces de son passage, les lueurs tremblantes des torchères murales.

Appuyée contre le muret, repliée sur elle-même, Mangrelle libéra un long hurlement de désespoir. Touché par sa détresse, Le Vioter tourna la tête dans sa direction.

Un bref instant de relâchement que le séraphin mit instantanément à profit. D’un geste précis, il agrippa le canon du vibreur, l’arracha de la main de Rohel, sauta sur ses jambes et franchit en quelques foulées la distance qui le séparait de l’escalier du bassin.

— À moi ! À moi ! s’égosilla le haut responsable du clergé néopur en gravissant les marches usées. Je l’ai désarmé !

La porte basse pivota sur ses gonds de pierre et les miliciens des Cohortes Angéliques se ruèrent dans la pièce.

Cycle de Lucifal
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